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L'énigme

Publié par IreneDelse le Dimanche 9 Avril 2006, 21:22 dans la rubrique Bric à brac - Version imprimable

Source : Technorati

Nouvelle, par Irène DelseLa plaine était grise et sèche comme une chose morte, parcheminée par le soleil. La pluie n'y descendait jamais, et les graines apportées par le vent s'y desséchaient avant de percer leur enveloppe. Seuls à y vivre, de lents lézards gris aux écailles rugueuses, d'une telle immobilité et d'un aspect si minéral qu'un œil distrait les eût pris pour des cailloux. Nul ne savait où ils se procuraient leur nourriture. Les hommes, en général, se tenaient à l'écart de la plaine. Ils la nommaient Désolation et racontaient qu'elle n'avait pas été créée en même temps que le reste du monde...(La suite : à lire en ligne ici, ou à télécharger par là

au format PDF.)

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Cette nouvelle n'est pas très longue, mais je me souviens de m'être reprise à plusieurs fois pour parvenir à l'écrire. J'avais en tête l'idée de base et la chute depuis longtemps, en fait, mais c'est pour donner de la chair à ce squelette d'histoire qu'il m'a fallu me donner du mal.

Je pense que c'est souvent le cas, d'ailleurs, pour la plupart des écrivains. L'inspiration vient, il y a un germe de quelque chose qui pourrait donner une histoire, une pépite isolée, disons, mais il faut creuser longtemps pour trouver le filon aurifère... Et parfois, on tombe sur de fausses pistes et il faut tout recommencer.

Enigmes et casse-têtes

Bref, j'avais peut-être seize ou dix-sept, j'avais la tête farcie de SF classique américaine (grâce à la Grande Anthologie de la Science-Fiction du Livre de Poche trouvée dans la bibliothèque de mon père, comme je le racontais l'autre jour à propos d'une autre nouvelle). C'est un texte de Robert A. Heinlein (je crois), qui a fourni l'étincelle. Malheureusement, je ne me souviens plus du titre, mais peut-être que certains lecteurs ici la reconnaîtront... C'était un récit à chute, où deux aventuriers de l'espace devaient résoudre les énigmes d'un robot gardien pour accéder au trésor fabuleux qu'il défendait. Ledit gardien, bien sûr, tuait les malchanceux qui répondaient de travers, comme le sphynx (ou plutôt la sphynge) d'Oedipe devant Thèbes.

Une variation sur un thème classique, donc, mais où la solution de l'énigme était plutôt inhabituelle : pour amadouer le gardien, il ne fallait donner à ses questions que des réponses absurdes !

J'étais jeune, arrogante ; cela me semblait une idée intéressante, mais je pensais que je pouvais faire mieux. Que pouvait-on varier ? Le concept était des plus simples : un homme, un voyageur, doit répondre à une question... Ou bien s'il devait poser une question ? Et si, comme dans Bilbo le Hobbit, les deux parties se mettaient à échanger des énigmes, et le premier qui ne sait pas répondre perd ? (Oui, Tolkien était une de mes lectures favorites. L'est toujours, d'ailleurs. Et si vous tenez à le savoir, je suis un peu moins jeune, mais toujours aussi arrogante quand il s'agit d'imagination.)

Cela me permettrait de me démarquer au moins de la nouvelle qui m'avait inspirée, comme du mythe d'origine. Et puis j'avais eu l'idée d'une chute, très simple, mais qui me semblait aller loin...

 Thèmes anciens, nouveaux récits

J'ai commencé à écrire une nouvelle sur ce canevas. Mais je me suis vite rendue compte que partir d'un concours d'énigmes faisait tirer l'histoire en longueur, à la délayer. On ne s'intéressait pas aux personnages, à leurs émotions, à leurs dialogue, parce que ce n'était pas vraiment eux qui importaient. C'était une histoire sur un concept, une idée. Il aurait fallu épurer au maximum les aspects anecdotiques du récit pour aller droit à l'essentiel. C'était encore un peu délicat pour mes pouvoirs débutants de conteuses. Suivre à la lettre ce que j'imaginais, transcrire point par point mon "cinéma mental" sur le papier, sans recul, était plus facile que de savoir quels détails inutiles laisser de côté. C'est toujours plus difficile, bien entendu, et pour bien des écrivains.

Donc, je séchais. Ou plutôt, j'avais réussi à rédiger quelque chose, mais qui ne me satisfaisait pas du tout.

À peu près à la même époque, j'ai découvert Jorge Luis Borges. Voilà un auteur qui parvenait à lier la simplicité dans la narration et la virtuosité dans les concepts ! À le lire et le relire, tant les contes que les essais, je crois que j'ai réussi à m'imprégner un peu de cette manière de faire. Du moins, je pense, ai-je pu dans quelques récits "attraper le coup". Je me suis certainement mise à écrire de plus belle.

Un pessimiste désespérément optimiste

Dans un essai sur G. K. Chesterton, le créateur du Père Brown, Borges fait un parallèle entre un conte de Chesterton et "Le gardien du château", de Kafka. (C'était, je crois, la préface, je crois, au recueil de nouvelles de Chesterton intulé L'Oeil d'Apollon, dans la collection La Bibliothèque de Babel chez Franco Maria Ricci Editeur, encore une trouvaille dans la bibliothèque paternelle).

Franz Kafka, selon Borges, avait passé sa vie à raconter l'histoire d'un homme qui se heurte à une porte impénétrable, et qui échoue, ses ressources simplement humaines réduites à néant par la puissance incommensurable de l'inhumain. Dans "Le gardien du château", le gardien est bien plus fort que l'homme qui frappe à la porte, et de plus il n'est que le premier d'une longue succession de portes, chacune avec un gardien encore plus formidable. Pour parachever l'accablement, ce chemin, révèle finalement le gardien, est celui qui s'ouvre devant cet unique homme. Aucun espoir qu'un champion plus fort ou plus chanceux puisse un jour le passer !

Dans un de ses contes, en revanche, Chesterton raconte l'histoire d'un chevalier qui arrive à la porte d'un château gardé par toute une armée. Mais le chevalier vainc ses ennemis un à un, surmonte tous les obstacles et finit par entrer dans le château.

Chesterton, disait Borges, était à la base un pessimiste, comme Kafka, mais qui avait décidé d'être optimiste dans ses écrits. Aussi  les énigmes y sont-elles résolues, les innocents blanchis et les coupables confondus. Mais il y a aussi beaucoup d'horreur qui affleure dans les récits de Chesterton, beaucoup de merveilleux qui suscite un premier mouvement d'effroi.

L'imitation, forme la plus sincère de l'admiration (j'espère !)

Tout cela nous amène bien loin de ma petite nouvelle. Je ne prétendais être ni Borges, ni Kafka. Tout au plus peut-on faire le parallèle du nain sur les épaules d'un géant, etc.

Mais cette lecture m'a au moins inspiré de simplifier au maximum mon récit. Nul besoin de deux aventuriers, par exemple, comme dans la nouvelle de SF d'origine. Un seul voyageur, moins d'énigmes à résoudre. Un tracé linéaire. Et bien sûr, mettre en valeur l'énigme qui donne son titre à la nouvelle.

Je crois être parvenue à ce que j'avais au fond de moi envie d'écrire. J'ai en tout cas réussi à publier "L'énigme" dans Poivre Noir (revue dont j'ai dit plus tôt tout le bien que je pensais) en 1989. Quelques années après, j'ai pu faire paraître le texte à nouveau, dans un petit fanzine local consacré aux vampires. Rien à voir, certes ! Mais le côté morbide du thème principal les avait séduit.

J'aime bien cette nouvelle. C'était la première fois que j'expérimentais avec une histoire où la forme faisait écho au fond. Je n'en avais pas vraiment conscience en l'écrivant, mais je me suis rendue compte après coup que c'était bien ce que j'avais fait.

Une dernière chose. La chute du récit correspond réellement à ce que je crois en la matière. Je ne sais pas où je me situe entre Chesterton et Kafka, mais je trouve un certain réconfort à penser ainsi. Une amie qui s'était trouvé avoir lu la nouvelle à un moment difficile de sa vie m'a dit quelque chose de similaire. Ce qui m'a particulièrement touchée.

"La vérité doit forcément être plus étrange que la fiction car la fiction n'est qu'une création de l'esprit humain et, par conséquent, est à sa mesure. "

  -- G. K. Chesterton


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