L'idée
Ce blog regroupe les articles publiées par des bloggeuses. Inscrivez-vous pour pouvoir ajouter des weblogs à la liste des weblogs tenus par des femmes qui ne sont pas des suivi de vie/journaux intimes.Charlie et moi
Source : Irène Delse, un blog d'écrivain
Quand j'étais petite, je lisais Charlie Hebdo en cachette. Ce qui m'attirait, là-dedans, c'était les dessins. Quand mes parents le recevaient, ils nous permettaient, à nous les enfants, de lire certaines bandes-dessinées. Peanuts, par exemple. J'avais six ou sept ans, et je croyais que le journal s'appelait "Charlie" à cause de Charlie Brown.
Il y avait aussi les Droodles, de drôles de rébus un peu absurdes, parfois un peu salaces. Mais à l'époque, cet aspect-là me passait par-dessus la tête. Après, ma mère remisait le journal dans le buffet, à clef. Moi, petite maligne, j'avais assez vite compris comment trouver la clef et ouvrir le buffet quand mes parents n'étaient pas là.
Vie et moeurs des adultes
Ce n'était pas le même Charlie qu'aujourd'hui : il comportait bien plus de pages, d'abord, plus de texte et surtout de vraies bandes dessinées. Il y avait pas mal de choses que des enfants de six ou sept ans n'auraient jamais dû avoir sous les yeux. Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, toutefois, si j'ai eu très tôt une idée de certains aspects exotiques et parfois effrayants de la vie et des moeurs des adultes.Je ne regardais pas tout, non. D'abord, il y avait beaucoup de texte sans images : je sautais. Et puis certaines images étaient "laides", dans mon esprit : pas réalistes, pas ressemblantes, trop abstraites ou compliquées. Je n'ai aucun souvenir des caricatures, par exemple ! Mais je me souviens fort bien d'une BD très réaliste, où l'on voyait des jeunes femmes en petite tenue, ou même carrément à poil, souvent dans des circonstances rocambolesques. Certains épisodes évoquaient le droit de cuissage dans le showbiz, la traite des blanches ou les tortures dans les geôles d'Amérique du Sud. C'était à la fois fascinant et horrible. L'héroïne avait de longs cheveux, des taches de rousseur et s'appelait Paulette. Elle semblait (inexplicablement, à mes yeux de sept ans) très célébre.
J'ai réalisé plus tard, bien entendu, que ce devait être Paulette, la pauvre petite milliardaire. Et voilà comment un classique mineur m'a traumatisée dans mon enfance . Si cela n'avait pas été si bien dessiné, je n'aurais pas continué à regarder... La beauté est périlleuse, c'est bien connu.
Légendes et héros
Mais dans Charlie, à cette époque (vers le milieu des années 70), je voulais surtout lire et relire l'adaptation de L'Odyssée en bande dessinée. C'était un dessin d'une autre qualité ! Moins "naturaliste", plus fantastique, avec les vagues suggérées par de grandes volutes à l'encre, les monstres, dieux et géants plus grands que nature, et si beaux, si surhumains, si autres !
Je sentais bien que le désir que j'avais de me repaître les yeux de ces planches n'avait plus rien à voir avec l'attraction malsaine d'histoires de femmes droguées, enlevées et vendues. Cette Odyssée en bande dessinée m'offrait l'accès à un monde de légéndes et de pays lointains, fabuleux, peuplés de créatures comme on n'en voyait pas ailleurs. Les héros parlaient en vers, en grandes tirades épiques, les déesses étaient belles à mourir, dans un style inspiré des peintures grecques antiques autant que de l'Art -déco.
Et le fait de lire en cachette ne donnait à cet univers que plus de prix. Peut-être, si je revoyais aujourd'hui cette BD, que je la trouverais banale. Le temps et l'expérience peuvent désenchanter les lectures d'enfant.
Alors, bien qu'elle m'ait tant fait rêver, qu'elle ait si bien nourri mon imaginaire, je préfère ne pas essayer de retrouver cette oeuvre une trentaine d'années après. Mieux vaut laisser dormir les souvenirs ... et leur laisser engendrer d'autres rêves.
[Post-scriptum du 20/02/06 : je me rend compte, en lisant cet article sur le recueil des éditoriaux de Cavanna dans Charlie Hebdo, que le magazine que mes parents lisaient était bien Charlie mensuel, nommé d'après le héros de la BD à succès Peanuts, et non Charlie Hebdo. En fait, le "Charlie" dans le titre de cet hebdo fait un clin d'oeil à Charles de Gaulle, décédé en 1970, et au sujet duquel Hara-Kiri s'est retrouvé interdit. Le titre qui fit voir rouge au gouvernement gaulliste de Pompidou : "Bal tragique à Colombey : un mort". Pour faire reparaître un hebdo satirique d'actualité, l'équipe de Hara-Kiri prit un autre titre, emprunté au magazine de bandes dessinées et de culture Charlie, qui appartenait au même groupe. J'avais donc raison et tort à la fois.]
"Where were you, Gandalf?" "Looking ahead on the road." "And what brought you here so timely?" "A look back."
-- J.R.R. Tolkien, The Hobbit