L'idée
Ce blog regroupe les articles publiées par des bloggeuses. Inscrivez-vous pour pouvoir ajouter des weblogs à la liste des weblogs tenus par des femmes qui ne sont pas des suivi de vie/journaux intimes.La vérité qui blesse et la caricature qui instruit
Source : Irène Delse, un blog d'écrivain
Je m'intéresserai ici à ce qui touche les convictions personnelles. En ce qui concerne le volet strictement politique de l'affaire (les récupérations et manipulations), on pourra utilement lire et méditer ce billet très complet et documenté de Laurent sur Embruns. (MAJ du 10/02/06)
Intéressant et utile distinguo dans Libé ce matin entre deux formes de "respect" des croyances, ou plutôt des croyants :L'injure envers une personne ou un groupe de personnes commise à raison de l'origine, de l'ethnie, de la race ou de la religion est l'une des rares infractions de presse qui, dans le droit français, soient punies d'emprisonnement. [...] Entendons-nous bien sur «le respect des croyances» invoqué par la Constitution. Il s'agit du respect des croyants, pas du respect de la religion en tant que telle. Autrement dit, en France , on peut se moquer de la religion musulmane, mais pas des musulmans en raison de leur croyance.C'est là, comme le notent des commentateurs aussi divers que Diner's Room ou Jean Daniel, toute l'ambiguité du débat. (Je mets de côté, volontairement, les utilisations politiciennes, tant en Europe , dans l'extrême-droite xénophobe et raciste, que chez les musulmans, parmi les groupes extrémistes fondamentalistes et les régimes théocratiques.)
Croyances, opinions, identité
Une religion est un discours, une opinion, une sensibilité, et en tant que telle discutable. Sinon il ne pourrait y avoir de pluralisme des religions et des cultures. Je renvoie au très beau billet de Philippe Bilger sur le sujet, et à son témoignage sur la difficulté ressentie quand on essaie de prendre du recul par rapport à sa propre croyance. Pas facile d'être confronté à un autre être humain, tout aussi respectable par principe, qui non seulement ne partage pas votre croyance, mais en plus, qui est capable de rire de ce que vous avez toujours tenu pour sacré !
Mais une religion peut être aussi un élément de l'identité d'un groupe humain, comme la langue, l'histoire et les coutumes sont une part de l'identité nationale ou ethnique. Et on ne doit pas s'en servir pour discriminer ce groupe, l'humilier, appeler envers lui à la haine ou à la violence. Bref, l'amalgame entre musulmans et terroristes (que l'on pouvait lire dans certaines des caricatures, pas toutes, et aussi dans certaines réactions occidentales aux manifestations orchestrées par les islamistes dans les pays musulmans) est aussi odieux que le raccourci fait ici et là, en Orient comme en Occident, parfois, entre la défense de la liberté d'expression et une forme de racisme ou de néo-colonialisme.
L'esprit critique n'a pas de frontière, l'humour non plus. Certains musulmans (croyants ou de culture musumane) préfèrent en rire : "Congratulations à l'Amérique !" s'écrie Big Pharaoh. "Vous avez été détrônés par le petit Danemark, notre nouveau super méchant !" Ou encore Egyptian Sandmonkey : "L'Allemagne publie les caricatures ? Brulez votre Mercedes si vous aimez le Prophète !"
"Réfléchissons !" lance ainsi Soheib Bencheikh dans le Monde , à l'intention des musulmans eux-mêmes. Pour cet ancien mufti de Marseille et directeur de l'Institut Supérieur des Sciences Islamiques, il faut pas mal d'ignorance de l'Islam lui-même pour voir un danger dans le "blasphème" de quelques incroyants, fut-il graphique.
L'étroit chemin de l'humanisme
Il arrive que la vérité blesse, et qu'une caricature instruise. Les Chrétiens en savent quelque chose, à qui on ne se prive plus, depuis le Siècle des Lumières (et malgré de très sérieuses résistances, comme le montre l'affaire de la marionette de Benoît XVI aux Guignols de l'Info, celle de l'affiche détournant la Cène de Léonard de Vinci, etc.), d'appliquer ce que Pierre Jourde appelle "la pédagogie par le blasphème" : habituer au dialogue et à la tolérance par l'exemple de la dérision. Toi, être humain, mon frère, tu es sacré, mais les croyances que nous érigeons en contraintes ne le sont pas... C'est l'étroit chemin de l'humanisme. Ou, selon un mot de Dalil Boubakeur, ancien recteur de la Mosquée de Paris et président du CFCM (quoi que l'on pense par ailleurs de cet organisme) sur la nécessité de ne pas s'enfermer dans le communautarisme (cité dans le très intéresant article du Nouvel Obs sur l'Islam en France ) : «Ce ne sont pas les ânes qui mènent les hommes, ce sont les hommes qui mènent les ânes !» En Orient comme en Occident, on aimerait que ce soit la réalité.
Dans Le Nom de la Rose, Umberto Eco montrait des moines catholiques s'entredéchirer au sujet du rire. Le Christ avait-il jamais ri ? La question seule semblait sacrilège. L'un des personnages commentait, pessimiste : "Non, je pense que le Christ n'a pas ri, car il savait tout ce qui adviendrait par la suite."
J'ai envie de citer un autre romancier de talent, le Turc Orhan Pamuk. À la veille du procès que le gouvernement d'Ankara voulait lui intenter pour avoir parlé du génocide des Arméniens de 1915 (procès qui n'aura pas lieu, la justice turque ayant heureusement renoncé aux poursuites), l'auteur de Neige, Le Livre Noir, Mon Nom est Rouge, évoqua en des pages pleines de force les contradictions que vivent les élites occidentalisées dans les pays orientaux :
"Quel que soit le nom qu'on donne à ces nouvelles élites - bourgeoisie non occidentale, bureaucrates enrichis -, elles se sentent tenues, telles les élites occidentalisées de mon pays, de suivre deux voies distinctes et apparemment incompatibles pour légitimer leur richesse et leur pouvoir tout neufs. Tout d'abord, elles doivent justifier leur promotion rapide en adoptant l'idiome et le comportement de l'Occident ; après avoir créé une demande en ce domaine, elles prennent l'initiative d'instruire leurs compatriotes. Et quand on leur reproche de négliger les traditions, elles réagissent en exhibant un nationalisme virulent et intolérant. Les controverses qu'un observateur extérieur à la Flaubert qualifierait de bizarreries ne sont peut-être que l'expression d'un conflit entre un programme politico-économique et les aspirations culturelles qu'il engendre. D'un côté, nous avons le désir ardent de se fondre dans l'économie mondialisée ; de l'autre, le nationalisme revanchard, qui voit dans la démocratie véritable et la liberté de pensée des inventions occidentales."
S'il y a un "choc des civilisations" (concept douteux, proposé par le conservateur américain Samuel P. Huntington et récupéré par les activistes d'un Islam politique fondamentaliste), ce n'est pas tant entre l'Orient et l'Occident ou entre l'Islam et le Christianisme, mais entre deux conceptions de la civilisation : d'une part des religions qui s'érigent en vérités absolues et indépassables, des groupes religieux qui prétendent régir tout l'espace public ainsi que la vie privée (et les fondamentalistes chrétiens, aux USA, qui cherchent à interdire l'avortement, criminaliser l'homosexualité ou bannir l'enseignement du darwinisme dans les écoles, ne le cèdent guère aux islamistes d'Iran ou d'Arabie Saoudite à ce sujet).
D'autre part un humanisme laïc, démocratique, qui n'est pas lié à une religion ou une culture particulière, mais les tolère toutes, et peut être pratiqué en Europe , aux USA, au Japon ou en Turquie. Avec des hauts et des bas, des crises, des retours en arrière... Mais toujours avec cet idéal : permettre aux hommes et aux femmes de bonne volonté de vivre en paix ici bas, avec leurs opinions, leurs joies et leurs peines, et leur humour aussi.
"'Surely it's more important to be loyal to a person than a principle.' 'I suppose that shouldn't surprise me, coming from a Barrayaran. [...] Is that your father's politics showing?' [...] 'My mother's theology, actually. From two completely different starting points they arrive at this odd intersection in their views. Her theory is that principles come and go, but that human souls are immortal, and you should therefore throw in your lot with the greater part.'"
-- Lois McMaster Bujold, Brothers in Arms