L'idée
Ce blog regroupe les articles publiées par des bloggeuses. Inscrivez-vous pour pouvoir ajouter des weblogs à la liste des weblogs tenus par des femmes qui ne sont pas des suivi de vie/journaux intimes.Chaussée mal barrée
Source : Le blog du bouchon
Cette station porte un nom ridiculement champêtre, comme c'est souvent le cas pour les villes nouvelles. Le plan indique une myriade d'écoles nationales de quelque chose (EN...) disséminées dans ce qui fut autrefois des champs, mais pas celle que je cherche. Me fiant à mon sens de l'orientation infaillible, je pars à la recherche de la cité Descartes. Avenues Ampère, Blaise Pascal, boulevard Newton, Copernic, mail Descartes : les plus grands scientifiques se bousculent pour la postérité du panneau urbain. Allée Youri Gagarine, juste après avoir délaissé une sculpture qui me fait penser à l'aiguille géante d'un panneau solaire, je pense à ces architectes et à leur vision d'un monde soviétique scientifique : des blocs de béton et de verre posés dans l'herbe.Je trouve enfin un minuscule panneau où Polytechnicum côtoie Ecole des ponts. Sont-ils si modestes au point d'amputer leur nom pourtant connu et reconnu au détour d'un parking ou bien si présomptueux que la seule mention de ces trois mots suffise à orienter un visiteur perdu entre deux blocs ?Dans le bâtiment, je note le patronyme fort bien trouvé pour la bibliothèque, Lesage, ainsi que l'ambiance : lumineuse, extrêmement calme. Faite pour que les plus grands esprits techniques se penchent sur les ponts de France et de Navarre. Un café et une pomme n'allègeront ma bourse que d'un euro trente, une misère comparée au quartier financier où je fais le pilier de bar tous les matins à côté des plus dignes représentants de l'élite financière allégrément troussés par la gent bristotière. Dans cette école, si belle, si claire, où tout est organisé, je comprends désormais pourquoi les universitaires, usant leurs fonds de culotte sur des bancs délabrés, jouant au tarot dans des cafétérias bondées où il fallait se battre pour avoir une chaise, jouant des coudes pour obtenir le dernier exemplaire du Lubert Stryer à la bibliothèque, oeuvrant dans des laboratoires démunis de tout appareillage élémentaire, ces universitaires sont mal considérés par l'élite de la nation. Trop débrouillards brouillons, trop créatifs bordéliques, sans foi ni loi réglements, trop, trop, trop tout quoi !Oubliées les chaussées sur le pannonceau ! Et pourtant, leur basse extraction est l'objet de ce jour, où je fais figure d'ovni dans l'assemblée de scientifiques et techniciens venus débattre de la troisième phase d'une brillante collaboration. Ce sujet majeur souffre cependant de manque de financements comme viendra en témoigner un spécialiste mondial, lyonnais pour la géo-localisation.Le pire est que je me perçois moi aussi comme l'ovni de service. Auparavant, j'aurais rempli mon petit carnet de formules dans lesquelles je me serais plongée avec délice, me donnant l'illusion de comprendre ce qu'ils racontent. Avant, j'aurais essayé de rentrer dans leur monde . Aujourd'hui, je lis d'un oeil distrait la revue technique de référence où se trouve le dossier scientifique, avec toutes les formules de référence, et ne relève la tête que lorsque j'entends "ma conclusion est donc que ...".Je ne retrouve la foi que lorsque je vais prendre la carte de l'animateur, un scientifique travaillant dans les services techniques. Grâce à des gens comme lui, le lien entre sciences, techniques et gestion sur le terrain se fait ; l'échange d'informations aussi. Il me parle de ces liens qui se sont tissés entre les agents de catégorie C, très fiers de leur métier, et les scientifiques descendant à 35 mètres sous terre pour prendre un échantillon. L'homme est animé par sa passion pour son métier. Je regarde ses mains : géantes, disproportionnées par rapport à sa taille. Ses doigts font le double des miens. Eléphantiasis ou autre pathologie ne l'empêchent pas de se consacrer à son métier, l'une de ses passions.Lui et ses mains, la vendeuse de pomme et de café dans le hall et ses jambes, telles deux haricots verts desséchés marbrés de grosses taches rouges. Deux personnes dont le sourire ramènerait n'importe quel mort à la vie pour le plaisir d'y répondre.A la pause, je remets ma cape d'ovni pour m'approcher de la table où sont les cafés. Yasmina me l'a ôtée dès les premiers mots. Je dois l'interviewer la semaine prochaine pour un numéro spécial sur la culture d'une grande "entreprise ". Yasmina fait partie de ces jeunes femmes, thésarde, habituée au monde universitaire qui, m'explique-t-elle, travaille des départements techniques truffés de bonhommes persuadés que l'engeance féminine n'est pas compétente à ce niveau. Sa vision de l'échange d'informations dans ce monde technique, où selon elle chacun garde jalousement son petit paquet pour soi, est clairement négative. Je la passerai dans le numéro, je ne peux pas la taire. Mais il faut que je lui trouve au moins une vision positive, je ne peux pas la griller ainsi aux yeux de ses collègues dont certains seraient prêts à couper le fil sous ses pieds à la première occasion.Je sais que pour ce numéro, je navigue entre deux eaux. Le premier moment de la journée, l'interview du directeur, celui-là même qui avait accepté de sortir quelques milliers d'euros pour le financer (c'est donc officiellement un publi-reportage même si l'objet est une entreprise publique), m'a confirmé la délicatesse de l'exercice. Ma première question amène une remarque désabusée sur les journalistes et leurs questions bateau, la seconde une vanne. Il m'aime bien, et c'est pour ça qu'il s'autorise à le faire : à me faire prendre conscience que je deviens formatée par mon métier. A une réponse qu'il me fait, je lui rétorque qu'il est hors de question que j'écrive de telles inepties : ce qu'il vient de me dire, ce qui correspond à la réalité. Dix minutes plus tard, j'avais changé l'angle du papier d'ouverture pour ne pas avoir à me retrouver un soir devant une page blanche, faute de savoir raconter des bobards.Je n'arrive pas à mentir, à enjoliver la réalité. J'ai l'impression de ne plus être passionnée et amusée par ce que je fais. C'est mal (re)parti ! Or avec Fraisette, on s'est dit que la recherche de boulot attendrait la sortie des deux numéros spéciaux, la mise en place de la newsletter électronique, la préparation des numéros qui, suite à l'ordre de Dieu, sortent dans un ordre chaotique. Notre nouveau bureau a le sol penché, ce qui oblige le dos à se positionner en diagonale malgré le superbe tapis recyclé qu'a trouvé Dieu au 3e sous-sol compensant la pente. Et puis le monde à l'extérieur de Boulon magazine n'est pas très rose. Bayard Presse vient de fermer trois magazines. Les Echos ont dématérialisé leurs newsletters, plus assez rentables. La clause de cession ouverte par Mondadori (quinze mois de salaires) a convaincu peu de monde face à la réalité du monde du travail de la presse. En presse pro, on ne parle désormais que de rationnaliser les coûts. En presse généraliste, le mot d'ordre est "pas d'embauches et virez moi ces pigistes que je ne saurai voir". Le journalisme traditionnel vacille. Le journalisme collaboratif comme l'a monté le coréen Ohmynews prendra-t-il le pas, comme le décrit ce responsable des partenariats aux Echos ?Concentrons-nous sur la chaussée et ses dessous, ça vaudra mieux que de tomber dans les bas-fonds. Et partons à Rennes, où l'air glacial du centre pompeusement baptisé de conférences ne sera acceptable que lorsqu'ils auront mis le chauffage, au passage de la ministre de tutelle. Rennes, avec le Gnagna Man : un souvenir inoubliable de plus. Si ça continue, lui et moi établirons le record du plus vieux couple pisse-copie et son pubard de service. Ou pubard et son pisse-copie de service.Media caféL'observatoire des médiasPress thinkAcrimed Haut de page