L'idée
Ce blog regroupe les articles publiées par des bloggeuses. Inscrivez-vous pour pouvoir ajouter des weblogs à la liste des weblogs tenus par des femmes qui ne sont pas des suivi de vie/journaux intimes.Débarrassons-nous de nos mamelles
Source : Kozeries en dilettante
Scène première Le peuple de Zanzibar, Thérèse
Thérèse Visage bleu, longue robe bleue ornée de singes et de fruits peints. Elle entre dès que le rideau est levé, mais dès que le rideau commence à se lever, elle cherche à dominer le tumulte de l’orchestre Non Monsieur mon mari Vous ne me ferez pas faire ce que vous voulez Chuintement Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme Chuintement Du reste je veux agir à ma guise Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur plaît Après tout je veux aussi aller me battre contre les ennemis J’ai envie d’être soldat une deux une deux Je veux faire la guerre - Tonnerre - et non pas faire des enfants Non Monsieur mon mari vous ne me commanderez plus Elle se courbe trois fois, derrière au public Au mégaphone Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut Que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar
Voix du mari Accent belge Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard Vaisselle cassée
Thérèse Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour Elle a une crise de nerfs Mais tu ne te doutes pas imbécile Éternuement Qu’après avoir été soldat je veux être artiste Éternuement Parfaitement parfaitement Éternuement Je veux être aussi député avocat sénateur Deux éternuements Ministre président de la chose publique Éternuement Et je veux médecin physique ou bien psychique Diafoirer à mon gré l’Europe et l’Amérique Faire des enfants faire la cuisine non c’est trop Elle caquette Je veux être mathématicienne philosophe chimiste Groom dans les restaurants petit télégraphiste Et je veux s’il me plaît entretenir à l’an Cette vieille danseuse qui a tant de talent Éternuement caquetage, après quoi elle imite le bruit du chemin de fer
Voix du mari Accent belge Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard
Thérèse Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour Petit air de musette Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould Grosse caisse Mais il me semble que la barbe me pousse Ma poitrine se détache Elle pousse un grand cri et entr’ouvre sa blouse dont il en sort ses mamelles, l’une rouge, l’autre bleue et, comme elle les lâche, elles s’envolent, ballons d’enfants, mais restent retenues par les fils Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse Et caetera Comme c’est joli les appas féminins C’est mignon tout plein On en mangerait Elle tire le fil des ballons et les fait danser Mais trêve de bêtises Ne nous livrons pas à l’aéronautique Il y a toujours quelque avantage à pratiquer la vertu Le vice est après tout une chose dangereuse C’est pourquoi il vaut mieux sacrifier une beauté Qui peut être une occasion de péché Débarrassons-nous de nos mamelles Elle allume un briquet et les fait exploser, puis elle fait une belle grimace avec double pied de nez aux spectateurs et leur jette des balles qu’elle a dans son corsage Qu’est-ce à dire Non seulement ma barbe pousse mais ma moustache aussi Elle caresse sa barbe et retrousse sa moustache qui ont brusquement poussé Eh diable J’ai l’air d’un champ de blé qui attend la moissonneuse mécanique Au mégaphone Je me sens viril en diable Je suis un étalon De la tête aux talons Me voilà taureau Sans mégaphone Me ferai-je torero Mais n’étalons Pas mon avenir au grand jour héros Cache tes armes Et toi mari moins viril que moi Fais tout le vacarme Que tu voudras
Scène deuxième_ Le peuple de Zanzibar, Thérèse, le mari
Le mari Entre avec un gros bouquet de fleurs, voit qu’elle ne le regarde pas et jette les fleurs dans la salle. À partir d’ici le mari perd l’accent belge Je veux du lard je te dis
Thérèse Mange tes pieds à la Sainte-Menehould
Le mari Pendant qu’il parle Thérèse hausse le ton de ses caquetages. Il s’approche comme pour la gifler puis en riant Ah mais ce n’est pas Thérèse ma femme Un temps puis sévèrement. Au mégaphone Quel malotru a mis ses vêtements Il va l’examiner et revient. Au mégaphone Aucun doute c’est un assassin et il l’a tuée Sans mégaphone Thérèse ma petite Thérèse où es-tu Il réfléchit la tête dans les mains, puis campé, les poings sur les hanches Mais toi vil personnage qui t’es déguisé en Thérèse je te tuerai Ils se battent, elle a raison de lui
Thérèse Tu as raison je ne suis plus ta femme Le mari Par exemple
Thérèse Et cependant c’est moi qui suis Thérèse
Le mari Par exemple
Thérèse Mais Thérèse qui n’est plus femme Le mari C’est trop fort
Thérèse Et comme je suis devenu un beau gars
Le mari Détail que j’ignorais
Thérèse Je porterai désormais un nom d’homme Tirésias !
Guillaume Apollinaire “Les Mamelles de Tirésias” Acte I Scène I (1909…). Musique de Francis Poulenc (1944) Interprété par Marie Devellereau.